A quoi sondez-vous ? Entretien avec Hérvé Castanet et Jean-Luc Poivret

année : 2012
format : 125 x 190 mm
28 pages
tirage: 150 ex.
éditions Gilbert Bonnet, Marseille
10 euros
épuisé













Sur une table rectangulaire, vous disposez à plat des objets usagés de petit format (une centaine). « Objets » n’est peut-être pas le meilleur terme. Comment, vous, nommez-vous ce qui est déposé là sur cette table ?

Nommer c’est étouffer ce qui peut être lu de cette table. Si d’abord le mot rassure, c’est ensuite pour mieux étrangler ce qui est à voir. Ni colles, ni adhésifs n’ont été utilisés et pourtant un mot aurait suffit à figer l’ensemble. Nommer, ce plaisir immédiat, a en contrepartie pour se satisfaire le besoin d’évincer toute empreinte qui, avec le temps, a permis à cette table de se constituer. Sur cette table le mot devient un poids d’un autre monde qui aurait définitivement frustré une parole que je souhaite libérer de tout sens technique et pratique.
Cette table est mon jardin idéal et c’est avec soin que les espèces venues des trottoirs y sont ajoutées avec leurs particularités ; à nommer, par cette table, je me découvre « jardinier ».




Pourquoi faut-il que ce que vous déposez sur la table soit marqué par l’usage et l’usure ?
Question subsidiaire : Ces usages et usures sont-ils les vôtres ? Sont-ils produits par des personnes que vous connaissez ? Des anonymes ?


Ce qui est imparfait sur les trottoirs, je le cueille à mains nues et, quand je tombe dessus, je vois dans l’usé le style du travail bien fait ; j’ai soudainement le sentiment d’avoir dans les mains une chose accomplie, entière et désirable.
L’usure est une inconnue mais, en habile partenaire, c’est avec elle l’assurance de cueillir quelque chose de neuf, de suffisamment mûr pour être élevé du sol à la table. Faire usage de l’usure, c’est, en battant le pavé, favoriser l’équilibre, trouver la mesure, peser entre ce qui est détruit et ce qui est devenu d’une autre beauté.




Je décris ce que je vois : certaines des « pièces » – c’est mon mot pour ne pas dire « objets » – déposées sur la table rectangulaire sont complètes ; ainsi un badge, un cintre, une pince, des cendriers empilés, des peignes ; d’autres sont les parties d’un ensemble : une poulie, un virage pour circuit automobile, une poignée de porte, des ressorts, etc. Les matériaux sont divers : métal, plastique, pierre. Les couleurs : naturelle et artificielle. Je vous demande :
    — Où trouvez-vous ces pièces ?
    — Qu’est-ce qui vous fait les recueillir ?
    — Les gardez-vous à l’identique ou intervenez-vous sur elles ? Par exemple, démontez-vous un mécanisme ? Dévissez-vous une vis ? Ouvrez-vous une boîte ?
    — À quel moment décidez-vous de déposer la pièce sur votre table ?
    — Les classez-vous et, si oui, selon quels critères ?


Nous nous sommes habitués pendant des siècles à lever la tête croyant que le salut, le beau et l’« inspiration » viendraient d’en haut, oubliant au passage qu’au sol il y a un univers mouvant à portée de main. Sur un trajet, en promenade de jour comme de nuit, en m’égarant, seul ou accompagné, me baisser et recueillir sont des gestes brefs et spontanés (une attraction instantanée, instinctive, chimique) mais il m’arrive de prendre le temps d’observer un bout de plastique jaune un peu fondu, continuer ma route, faire
demi-tour et saisir ce jaune-là. J’évite la complexité mais un mouvement étrange, des couleurs, des matières fragiles, métalliques ou caoutchouteuses, des évocations lointaines caractérisent les choix de cette récolte.
Un après-midi j’ai ouvert une boîte en métal et je le regrette ; c’est à cet instant que le mystère du contenu que j’ai cueilli a disparu. Depuis je ne touche à rien sinon, dès mon retour, laver, essuyer, avant d’accommoder ma récolte sur la table rectangulaire comme vous l’avez relevé ; et c’est essentiel, le rectangle a de l’étendue, même quand il est petit, il est immense. Assez vaste en tout cas pour accueillir la diversité de mes amours.




Beaucoup de pièces déposées là sont à plat. Qu’est-ce qui préside à ce parti pris faisant s’apparenter la table, au final, plus à un tableau qu’à une sculpture ?

Dans mon sac à dos, vous trouverez du plastique, du métal, du carton mais pas de « parti pris des choses » ; cependant il est courant à table de mettre « les choses à plat » afin d’y « voir clair ». La police sait de quoi je parle mais ici, fût-il de chasse, je ne vois ni tableau ni sculpture car l’ensemble est momentanément figé. Ce qui lentement gravite autour de la table, s’incline, va et vient et crée le mouvement sans y songer ; ce sont nos corps ; le pas ralentit, seul il s’organise. Les mains sont sages quand la tête fléchit pour que dans un détail, tout à l’heure invisible, les yeux s’égarent.



Comment situez-vous cette accumulation dans votre travail récent ? Une question qui se poursuit ? Un amusement indépendant ? Une autre voie qui apparaît ?

Dans l’idéal, c’est un peu décalé du centre d’une pièce où je vis que je dresse, tourne et me penche sur ce paysage ; un panorama qui ne me quitte pas et, comme les livres sur d’autres étagères, je le lis, le consulte, l’annote et l’enrichit.
Qu’importe si la distance nous éloigne, si le temps nous sépare car c’est bien assez tôt que je rencontrerai, à l’angle d’une rue, un sujet qui tournera mes pensées vers lui puis, en fidèle compagnon, je reviendrai avec mon butin fleurir avec malice ce qui est, dans ce qui m’entoure, un repère qui ne trompe pas ; sans cette table je ne serai pas là.
 



Que comptez-vous faire de cette table avec ses pièces ? Sera-t-elle unique ? Est-elle prétexte à une parole ? Cette table garnie est-elle destinée à être montrée ou à faire parler (sur) Brian Mura ?

Ce qui doit être montré est écrit ici. À des dizaines de photographies, un ennuyeux catalogue, un vernissage par semaine, à de longues heures de vidéos, j’ai privilégié le mot avec pour unique sujet cette table et ce qu’elle contient.
Est à voir sans être vu, levé par quatre pieds à hauteur d’abdomen, l’instantané d’un paysage intérieur et extérieur sur lequel, avec cet entretien, j’ai ouvert plus grand les yeux.




Voilà une belle table bien dressée ; il ne manque que la nappe blanche et, avec tous ces objets ajustés dessus, se croirait-on au XVIIe hollandais ? Tout est à vendre n’est-ce pas ?

L’écho des marchands – comptoirs, vaisseaux, équipages, compas, longues-vues, peintures et cartes – me retient à Marseille quand, permanentes, les odeurs de savon, viande crue, grillée, grillée surtout, café, cardamome, coriandre, cumin, curry, égout, poisson, poubelle, anis, pisse et hasch se déchaînent. Ici la chair est en toute chose éclatante, excessive, passionnelle et me suggère ces gestes vifs dans une ville où l’air lui même est à pétrir.
Cet esprit, qui évoque le XVIIe hollandais, dit commerce, et dans ce cas, cher Monsieur, on ne vend pas au détail, c’est l’ensemble ou rien, car c’est un ensemble. 




Vous avez bon goût, dans une brocante vous avez un bel étalage... Derrière je vois un escabeau, un sac et une petite boîte jaune. Parlez-m’en.

Un Hollandais vous affirmera que le mot brocante vient du mot « brok » et veut dire « morceau » ; ce morceau qui patiemment sur un bout de trottoir, tandis que j’erre le goût pour rien, guette pour faire signe avec cette inexplicable impression qu’une fois à table, nous nous attendions.
En coulisse, les choses s’entendent à l’image de cette table et le sac – l’escabeau, la boîte jaune comme les étagères – ont une raison d’être.




Vos objets sont arrachés du trottoir, du vulgus, vous les caressez du regard, seulement ?
Le caoutchouc c’est doux, pourquoi cet attachement à cette matière réduite ?


A vous creuser de l’intérieur, amer, âpre, pâteux, légèrement pétrole, jusqu’à inquièter vos plats avec son odeur écœurante mais, avec la langue c’est meilleur ; hier en transportant dix kilos de caoutchouc le chien de ma voisine m’a suivi. 



Votre collection bien organisée et proprette serait-elle une Summa intuitive ?

Le livre est dans le ton de cette table et j’écris avec les moyens du bord.